Sur une colline poussiéreuse d’Anatolie orientale, les archéologues ont mis au jour ce qui pourrait être les plus anciennes épées connues à ce jour. Forgées il y a plus de 5000 ans, ces armes découvertes à Arslantepe bouleversent notre compréhension des débuts de la métallurgie, du pouvoir et de la guerre.
Longtemps cantonnée aux récits guerriers des âges du bronze et du fer, l’histoire de l’épée vient de reculer d’un millénaire. Loin des champs de bataille de l’Europe antique ou de la Mésopotamie classique, c’est en Anatolie orientale, sur le site d’Arslantepe, que des archéologues ont découvert des épées métalliques vieilles de plus de 5000 ans. Ces lames, antérieures à toutes celles connues jusqu’ici, obligent à reconsidérer la naissance de la métallurgie de guerre, mais aussi l’émergence des premières hiérarchies sociales et politiques.
Le hasard d’une seconde trouvaille, à Venise cette fois, confirme que ces objets circulaient et fascinaient déjà bien avant l’écriture. Dans un monde en mutation, où la technologie commence à servir l’autorité, ces épées deviennent autant des instruments de pouvoir que des témoins d’un basculement historique. Leur étude éclaire un moment-clé : la fabrication du pouvoir par le métal.
Une découverte révolutionnaire dans les entrailles d’un palais antique
La découverte des armes à Arslantepe a eu lieu dans un contexte architectural et politique exceptionnel. Le site, fouillé depuis les années 1960, abrite un vaste complexe palatial de la fin du Chalcolithique. Son organisation témoigne déjà d’un pouvoir centralisé. C’est dans une pièce clairement identifiée comme une salle d’armement, située au sein de ce palais, que les neuf armes ont été mises au jour. Leur disposition n’était pas aléatoire. Elles se trouvaient soigneusement alignées. Cela suggère une fonction codifiée, probablement rituelle ou symbolique, en plus de leur éventuelle utilisation militaire.
Les épées côtoyaient d'autres objets de prestige, renforçant l’idée d’un usage réservé à une élite. Le contexte archéologique précis, dépourvu de traces de combat ou de destruction violente, oriente les chercheurs vers une interprétation liée à l’affirmation du pouvoir plus qu’à la guerre effective.
© © Governorate of Malatya. Outre des épées, de nombreuses céramiques ont été trouvées, de style mésopotamien. © Governorate of Malatya
Le fait que ces épées soient contemporaines d’une société où l’écriture est encore absente, mais où les sceaux et les hiérarchies apparaissent est déterminant. Cela positionne Arslantepe non seulement comme un site de transition technique, mais aussi comme un témoin direct de l’émergence de structures politiques formelles.
Des épées avec arsenic et argent: quand la forge devient symbole de pouvoir
Les armes mises au jour à Arslantepe révèlent une maîtrise métallurgique remarquable pour une période aussi ancienne. Conçues dans un alliage de cuivre enrichi à l’arsenic, ces lames profitent de propriétés mécaniques supérieures. Elles se montrent plus dures, plus résistantes à la déformation, et capables de conserver un tranchant plus efficace que le cuivre pur. Ce type d’alliage précède l’usage du bronze à l’étain. Ce dernier ne se généralisera que plusieurs siècles plus tard.
Trois de ces armes comportent en outre des incrustations d’argent, ajout décoratif qui dénote une volonté d’ostentation. Mesurant entre 45 et 60 centimètres, elles se situent à la frontière entre dague et épée. Mais leur morphologie — lame allongée, garde, manche et extrémité lestée — en fait de véritables précurseurs de l’épée. Cette attention portée à l’esthétique et à la forme indique une fonction dépassant l’utilité militaire. Dans une société en voie de hiérarchisation, ces objets deviennent des instruments de distinction. Leur usage devait conjuguer efficacité martiale et affirmation du pouvoir
Arslantepe, berceau des premières élites centralisées avec ses épées
Arslantepe, littéralement « la colline aux lions », est un site majeur pour comprendre la genèse des premières structures politiques complexes. Située en Anatolie orientale, à proximité de l’actuelle ville de Malatya, la butte archéologique s’élève à une trentaine de mètres. Elle se trouve formée par des millénaires d’occupations humaines ininterrompues. Dès le IVe millénaire avant notre ère, elle se distingue par une organisation sociopolitique avancée. Cela en fait l’un des plus anciens exemples connus de proto-État.
Les vestiges du palais, construit en briques crues, témoignent d’un pouvoir centralisé. On y trouve des bâtiments à fonctions différenciées : salles d’audience, espaces de stockage, zones administratives. L’usage systématique des sceaux et empreintes de cachet sur des jarres ou des portes indique une gestion contrôlée des ressources, typique d’une bureaucratie naissante. Ce dispositif suppose l’existence d’une classe dirigeante capable d’imposer des normes, de collecter et redistribuer des biens, et d’exercer un contrôle territorial.
La découverte d’un tombeau monumental en 2019 renforce cette lecture. Le défunt, inhumé avec des objets de prestige et entouré de quatre jeunes personnes probablement sacrifiées, incarne une figure de pouvoir. Cette société se montrait déjà fortement hiérarchisée, dans laquelle le statut s’affiche jusque dans la mort.
Vers 3100 av. J.-C., un incendie marque un tournant. Des populations venues du Caucase introduisent de nouvelles traditions matérielles et architecturales. Malgré cette rupture culturelle, la fonction centrale d’Arslantepe perdure. La cité devient un modèle d’organisation urbaine hybride. Elle intègre continuités locales et apports extérieurs, jusqu’à son intégration dans l’univers hittite au IIe millénaire.
Une épée mystérieuse et silencieuse redécouverte à Venise
Le lien entre métallurgie avancée et autorité naissante s’illustre aussi par un exemplaire presque identique identifié à Venise. Elle dormait depuis des décennies dans une vitrine du monastère arménien de Saint-Lazare, classée comme un simple objet médiéval. Aucun décor, aucune inscription, aucun indice visible ne permettait d’en deviner l’origine réelle. C’est en 2017 que Vittoria Dall’Armellina, chercheuse à l’Université Ca’ Foscari de Venise, spécialiste des armes anciennes du Proche-Orient, l’identifie comme bien plus ancienne. En comparant sa forme à celles découvertes à Arslantepe, elle note une ressemblance frappante.
L’analyse métallurgique vient confirmer son intuition. La lame est composée de bronze à l’arsenic, un alliage typique des productions anatoliennes vers 3000 avant notre ère, bien avant l’utilisation généralisée du bronze à l’étain. L’absence d’ornements, loin de contredire son ancienneté, devient cohérente avec Arslantepe. Sa simplicité apparente cache donc une technologie avancée pour son époque.
L’épée serait arrivée à Venise depuis Trébizonde, sur la mer Noire, au cours du XIXe siècle. Une note manuscrite en arménien accompagnant l’objet mentionne un don adressé au moine érudit Ghevond Alishan. Il s’agit d’une figure centrale de la communauté mekhitariste. Ce trajet, bien qu’incertain dans ses détails, suggère un transfert non archéologique, hors fouille officielle, révélant les limites des classements muséaux traditionnels.
Cette redécouverte illustre à quel point le contexte matériel et la connaissance scientifique peuvent modifier l’interprétation d’un objet. Isolée, l’épée semblait anonyme. Replacée dans son cadre historique et technologique, elle rejoint un corpus cohérent qui éclaire l’émergence de la métallurgie du pouvoir au Proche-Orient ancien.
Une mémoire restaurée et protégée
La reconnaissance d’Arslantepe par l’UNESCO en 2021 consacre l’importance exceptionnelle de ce site pour l’histoire des premières organisations humaines. Lors des violents séismes de février 2023 qui ont frappé la Turquie, les installations de conservation ont joué leur rôle. Les structures protectrices installées sur le site ont permis de préserver l’intégrité des zones fouillées.
Aujourd’hui, le site accueille chercheurs, amateurs d’histoire et visiteurs curieux, leur offrant une lecture directe du passage de la communauté égalitaire à la société stratifiée. Le musée en plein air valorise les découvertes majeures réalisées sur place, notamment ces épées uniques qui demeurent les plus anciennes connues à ce jour.
Ces armes, loin d’être de simples objets techniques, incarnent une transformation profonde. Elles témoignent alors d’un moment où la technologie devient un levier de pouvoir. Où le métal forge autant l’ordre social que les armes elles-mêmes. Ce n’est pas seulement l’outil qui compte, mais ce qu’il dit de ceux qui l’ont produit, possédé et utilisé.